« Ce livre ne prétend pas offrir de solutions aux dilemmes moraux concernant la violence institutionnalisée. Il n’invite aucunement à justifier quelque forme de cruauté face à une autre. Son ambition ne saurait être plus opposée : elle est de déranger suffisamment le lecteur pour qu’il ou elle soit capable de prendre de la distance par rapport aux suffisances d’un discours public qui prédétermine nos réponses morales au terrorisme, à la guerre et aux attentats-suicides. »
Talal Asad
Attentats-suicides. Questions anthropologiques
160 p. ISBN 978 293 0601 30 4. 17 euros.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Rémi Hadad
Préface de Mohamed Amer-Meziane.
Février 2018
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Le 11 septembre 2001, comme beaucoup de New-Yorkais, c’est surtout à travers les médias que j’ai vécu les événements, à travers un voile de fumée suspendu au-dessus du sud de l’île de Manhattan, et à travers les émotions qui ont alors envahi l’attitude et les conversations de l’Américain moyen. Pour beaucoup de musulmans résidant aux États-Unis, ce 11-Septembre était le début d’une longue période d’angoisse durant laquelle ils furent maintes fois associés au terrorisme, le plus souvent implicitement, parfois explicitement. Pour beaucoup de non-musulmans aux États-Unis, en Europe de l’Ouest ou en Israël, l’attentat-suicide est rapidement devenu le symbole d’une « culture de la mort » propre à l’islam. Tout cela m’a conduit à m’interroger en profondeur sur cette modalité contemporaine de la violence que la plupart des médias occidentaux désignent par l’expression de « terrorisme islamique ». Existe-t-il un terrorisme dont les motivations seraient proprement religieuses ? Si tel est le cas, comment se distingue-t-il d’entreprises funestes d’un autre type ? En quoi ses mobiles (en ce qu’ils diffèrent de la seule intention de tuer) sont-ils religieux ? Quels rapports entretiennent-ils avec d’autres formes de violences collectives ? Quelle place occupe l’image de l’assaillant qui provoque sa propre mort en même temps que celle des autres dans des sociétés chrétiennes ou post-chrétiennes ? Soulignons dès maintenant que ces interrogations n’émanaient pas de considérations éthiques, mais plutôt du besoin que j’éprouvais de me pencher sur certaines des associations conceptuelles et matérielles qui se manifestaient alors. Penser l’attentat-suicide – dans toute son horreur et sa banalité – consistait pour moi à entreprendre l’analyse de certaines présuppositions contemporaines quant aux faits de mourir et de tuer. Une idée principale m’a accompagné tout au long de ce travail : quels que puissent être nos efforts pour distinguer moralement les bonnes manières de tuer des mauvaises, ces tentatives demeurent émaillées de contradic- tions qui s’ouvrent sur une dimension particulièrement précaire de notre subjectivité moderne.
Cet essai se concentre délibérément sur les États-Unis et Israël, même si le terrorisme existe bien sûr ailleurs dans le monde – il est notamment présent au Sri Lanka, en Inde, en Indonésie ou en Russie, pour ne nommer que quelques-uns des pays frappés. Rappelons en outre, et bien que cela ne soit pas ce que l’on entende aujourd’hui par « terrorisme », que les États-Unis ont longtemps connu une forme propre de terreur institutionnalisée. C’est dans ce pays, néanmoins, que la notion contemporaine de « guerre contre la terreur » s’est initialement développée et exprimée. C’est également là, ainsi qu’en Europe et en Israël, que l’idée de terrorisme (et celle, en miroir, de « guerre juste ») a été le plus théorisée. Mais je n’entends pas proposer ici un état des lieux représentatif (et encore moins exhaustif) de la littérature sur le terrorisme en tant que phénomène contemporain. Ce que je voudrais faire, en un mot, c’est défendre l’idée que cette production de la terreur et la perpétration de ces atrocités sont des manifestations de l’activisme militant propre au monde asymétrique qui est le nôtre, de nos acceptations de ce qui est cruel et de ce qui est nécessaire, et des émotions avec lesquelles nous justifions ou condamnons certaines actions mortifères.
Ce livre suit un plan simple. Dans le premier chapitre (« Terrorisme »), je commence par analyser la thèse du « choc des civilisations » qui prétend déceler dans le jihadisme islamique l’essence même du terrorisme contemporain, et je réfute cette conception de l’histoire qui présuppose des civilisations dissociées et autonomes, ou fondées sur des valeurs fixes et immuables. Je discute ensuite de la tentative d’un éminent philosophe de distinguer la « guerre juste » du terrorisme, et je m’interroge sur les raisons de l’importance du discours public sur la terreur. Dans la société moderne, le terrorisme est avant tout un objet de connaissance, c’est-à-dire qu’il implique une théorisation (qu’est-ce que le terrorisme ?) et la collecte d’informations pratiques (comment peut-on anticiper ce danger ?). Mais ces deux questions reposent l’une sur l’autre et ne suffisent pas à circonscrire ce que l’on entend par terrorisme. Celui-ci est également indissociable des subjectivités libérales qui le pensent (de leur appel à vaincre la terreur politique, de leur hantise de la vulnérabilité sociale, ou du mélange d’horreur et de fascination qu’y exercent la mort et la destruction), et cela, bien que la terreur soit en elle-même rejetée comme un trait relevant essentiellement d’une culture prémoderne et conservatrice.
Dans le deuxième chapitre (« Le terrorisme suicidaire »), je reviens de manière critique sur un certain nombre d’interprétations fréquemment avancées à propos des attentats-suicides. J’interroge notamment l’importance qu’elles accordent au fait d’attribuer aux terroristes des mobiles propres (distincts de l’intention manifeste de tuer). Je considère que ces motivations sont en général bien plus complexes que ce qui est habituellement présumé, et que l’idée que l’on puisse y accéder comme l’on accède à une vérité distincte est erronée. Les mobiles attribués à un individu qui a commis un attentat-suicide demeurent invérifiables et finissent inévitablement par agir comme des fictions justifiant rétrospectivement nos propres réactions. Je propose ensuite de déplacer l’étude du phénomène des attentats-suicides pour la placer sous l’angle plus englobant du fait de tuer et de mourir en lien avec le politique. Un détour par l’histoire des idées me permettra de montrer que si la pensée libérale se plaît à dissocier l’idée de violence de celle du politique, la force létale ne fait pas moins partie intégrante du libéralisme tel qu’il a pris forme politiquement. Plus significativement, je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes.
Dans le troisième et dernier chapitre (« L’horreur des attentats-suicides »), je m’intéresse à la réaction d’horreur que provoque le suicide de manière générale et, plus spécifiquement, dans le cadre d’un attentat. D’un côté, je mobilise la littérature anthropologique pour détailler l’idée que cette horreur s’enracine dans la violente remise en cause des identités sociales et personnelles et, plus largement, dans la dissolution des formes. De l’autre, je me base sur certains aspects de la théologie chrétienne pour aborder la manière dont le suicide le plus connu de l’histoire – la Crucifixion – a su convertir l’horreur en projet de rédemption d’une humanité universelle (là encore par une combinaison de cruauté et de compassion). Cette dernière partie est la plus spéculative du livre, mais elle est essentielle à la synthèse des éléments de compréhension que je voudrais finalement tirer de l’horreur éprouvée face aux attentats-suicides.
Un court avertissement est de rigueur contre d’éventuelles fausses lectures de ce livre : je n’affirme pas que des atrocités terroristes puissent parfois être moralement justifiées. Je reste simplement frappé par le fait que les États modernes soient aujourd’hui en capacité de détruire la vie plus facilement que jamais et à des échelles qui demeurent sans aucune commune mesure avec les capacités de destruction des terroristes. Je suis également frappé par l’ingéniosité avec laquelle de nombreux hommes politiques, intellectuels publics et journalistes, fournissent des justifications morales à l’assassinat et à l’humiliation d’autres êtres humains. Le fait de tuer ou de déshumaniser semble finalement moins compter en tant que tel que les manières de le faire et les mobiles qui le sous-tendent. Certes, le meurtre de l’ennemi désigné (ou de tous ceux dont on a décidé qu’ils ne méritaient pas de vivre) s’est toujours trouvé ainsi justifié. La différence est que les penseurs libéraux contemporains, s’estimant moralement supérieurs, imaginent que leurs justifications relèvent d’un tout autre ordre. Cette croyance possède en elle-même tant de répercussions sociales qu’elle constitue en somme la véritable différence. Cette pensée libérale s’appuie sur l’idée que chacun possède un droit inaliénable de se défendre tout en reconnaissant que cette notion puisse être sujette à des interprétations très diverses (comme on a pu le voir, par exemple, en Irak où la libération d’une oppression peut être une justification avancée aussi bien par l’occupant américain que par l’insurrection). De nombreux libéraux considèrent en outre qu’il existe pour chacun l’obligation morale de combattre le mal, qu’il s’agisse de sa propre rédemption ou de sauver un autre qui ne pourrait pas l’atteindre lui-même. Dans ce cas, le concept de mal n’est pas conçu comme l’un des principes essentiels du monde – comme il pouvait l’être dans le zoroastrisme et le manichéisme par exemple – mais plutôt comme un principe dynamique qui s’oppose à une volonté divine, et qu’il est par conséquent possible d’éradiquer. C’est donc la résistance à cette volonté qui définit le mal et tout homme vertueux est exhorté à la surmonter, quel qu’en soit le prix (rappelons que selon la croyance chrétienne c’est par la Crucifixion que le Christ triomphe du mal et que Dieu réconcilie le monde avec lui-même). Combattre le mal est une justification très ancienne, mais elle est aujourd’hui souvent investie de formulations nouvelles. Contrairement à beaucoup d’autres, je ne prétends pas que le monde moderne ne soit que le simple prolongement déployé du christianisme. Je m’exerce juste à comprendre ce que notre modernité séculière entretient de continuités autant que de ruptures déterminantes avec son passé.
Précisons enfin que ce livre ne prétend pas offrir de solutions aux dilemmes moraux concernant la violence institutionnalisée. Il n’invite aucunement à justifier quelque forme de cruauté face à une autre. Son ambition ne saurait être plus opposée : elle est de déranger suffisamment le lecteur pour qu’il ou elle soit capable de prendre de la distance par rapport aux suffisances d’un discours public qui prédétermine nos réponses morales au terrorisme, à la guerre et aux attentats-suicides.
Préface
Note du traducteur
Introduction
1. Terrorisme
2. Le terrorisme suicidaire
3. L’horreur des attentats-suicides
Épilogue
Notes
Index
Talal Asad est anthropologue (Graduate Center of the City University, New York).
Quelques liens
Mohamed Amer-Meziane, “Comparer les traditions discursives. Islam et critique du symbolisme dans l’anthropologie de Talal Asad”, Socio-anthropologie, n°36, 2017
“Penser la terreur, l’horrible et la mort : entretien avec Talal Asad”, ethnographiques.org, n°13, juin 2007 (entretien réalisé au moment de la parution en anglais d’Attentats-suicides)
“Les territoires de Talal Asad. Pouvoir, sécularité, modernité”, article de Jean-Michel Landry paru dans L’Homme (n°217, 2016)
“Décoloniser la laïcité ?”, numéro de Multitudes (n°59, 2015) où a paru un article de Talal Asad, “Penser le sécularisme”, traduit par Mohamed Amer-Meziane, préfacier d’Attentats-suicides